12
Peter Wakeman avait commis une erreur.
Il mit longtemps à en comprendre toutes les conséquences. Avec des doigts tremblants, il sortit une bouteille de scotch de sa valise et s’en versa un verre. Voyant que ce dernier était terni d’écume de protine desséchée, il jeta le tout au panier et but directement à la bouteille. Ensuite, il se leva et prit l’ascenseur menant au niveau supérieur.
Des membres du Corps, en tenue estivale, se reposaient ou s’amusaient dans la vaste piscine bleue emplie d’eau étincelante. Au-dessus d’eux, un dôme transparent séparait l’air aux senteurs printanières du sinistre paysage lunaire. Il traversa le « pont », entouré de rires, de couleurs vives, de corps nus plongeant avec souplesse.
Rita O’Neill un peu à l’écart des autres, se dorait au soleil après le bain. Son corps nu et lisse brillait dans la lumière chaude et dorée qui filtrait à travers le plastique protecteur. En voyant Wakeman, elle se redressa vivement. Ses longs cheveux noirs retombaient en cascade sur ses épaules brunies.
— Tout va bien ? lui demanda-t-elle.
Wakeman se laissa tomber sur une chaise longue. Un MacMillan s’approcha avec un plateau. Wakeman prit automatiquement un cocktail.
— J’ai parlé à Shaeffer, à Batavia, dit-il.
Rita commença à se brosser les cheveux, envoyant voler des gouttes étincelantes qui s’évaporèrent au contact du sol.
— Qu’avait-il à vous dire ? demanda-t-elle avec une feinte indifférence, mais son regard était sombre et sérieux.
Wakeman buvait lentement, à demi assoupi par la douce chaleur. Non loin d’eux, une bande de baigneurs endiablés avaient engagé une partie de ballon dans l’eau. Les formes souples, vigoureuses et juvéniles de Rita se détachaient, brunes et luisantes, sur le blanc cru de la serviette de bain.
— Ils ne peuvent pas l’arrêter, dit Wakeman. (Dans son estomac, le whisky s’était congelé en un bloc glacial qui lui refroidissait les reins.) Il ne mettra pas longtemps à arriver ici. Je m’étais trompé dans mes prévisions.
Les yeux noirs de Rita devinrent immenses. Elle cessa un instant de se brosser les cheveux, puis recommença, lentement, méthodiquement. Ensuite elle se secoua et se leva lentement :
— Sait-il que Léon est ici ?
— Pas encore. Mais cela ne tardera pas.
— Et nous ne pouvons pas le protéger ici ?
— Nous pouvons essayer. Je parviendrai peut-être à découvrir ce qui ne va pas. J’en apprendrai davantage sur Keith Pellig.
— Emmènerez-vous Léon ailleurs ?
— C’est inutile. Ailleurs, ce ne sera pas mieux qu’ici. Au moins, ici, il n’y a pas trop d’esprits pour brouiller la détection. (Wakeman se leva avec raideur et repoussa son verre à moitié plein. Il se sentait vieux. Tous ses os lui faisaient mal.) Je descends pour écouter encore une fois les enregistrements que nous possédons sur Herb Moore, surtout ceux pris lors de sa visite à Cartwright. Cela me permettra peut-être d’y voir plus clair.
Rita passa une robe de plage, serra la ceinture autour de sa taille fine et rassembla sa brosse, ses lunettes de soleil et sa bouteille de lotion :
— Combien de temps nous reste-t-il avant qu’il arrive ?
— Il faudrait commencer à se préparer. Les choses vont vite. Plus vite qu’il ne serait bon. On dirait que… tout s’écroule.
— J’espère que vous pourrez faire quelque chose. (La voix de Rita était calme, dénuée d’émotion.) Léon se repose. Le docteur lui a donné quelque chose pour dormir.
Wakeman s’attarda :
— J’ai agi comme je le croyais bon. Quelque chose a dû m’échapper. Il est évident que notre adversaire est bien plus complexe et rusé que nous ne le pensions.
— Vous auriez dû lui laisser diriger les opérations, dit Rita. Vous lui avez ôté toute initiative. Comme Verrick et les autres, vous n’avez jamais cru qu’il pourrait s’en tirer. Vous l’avez traité comme un enfant, et il a fini par se laisser faire.
— J’arrêterai Pellig, dit Wakeman calmement. Je rétablirai la situation. Je découvrirai ce qui se passe et je l’arrêterai avant qu’il arrive jusqu’à votre oncle. Ce n’est pas Verrick qui est chargé des opérations ; il n’aurait jamais pu imaginer une stratégie aussi habile. Ce doit être Moore.
— Dommage, dit Rita, que Moore ne soit pas avec nous.
— Je l’arrêterai, répéta Wakeman. Je trouverai un moyen.
— Entre deux verres, peut-être, lui dit Rita en enfilant ses bottillons.
Puis elle disparut vers la rampe menant à l’appartement privé de Cartwright. Elle ne se retourna pas.
Keith Pellig montait l’escalier de marbre du Directoire avec assurance. Son pas suivait le rythme rapide de la foule des bureaucrates classifiés se coudoyant avec bonne humeur. Dans le vestibule central, il s’arrêta un instant pour s’orienter.
Le vacarme assourdissant des sonneries d’alarme retentit de toutes parts.
Fonctionnaires et visiteurs se figèrent brusquement. Les visages perdirent leur bonhomie stéréotypée. La foule paisible se transforma instantanément en une masse méfiante et craintive. Des voix rudes et mécaniques retentirent :
— Dégagez l’immeuble ! Toutes les personnes sans exception doivent sortir du Directoire ! (Les voix s’enflèrent en une cacophonie aiguë.) L’assassin est dans les lieux ! Dégagez immédiatement les salles et les couloirs !
Pellig se perdit dans les vagues successives et sinistres d’hommes et de femmes qui se précipitaient vers les sorties. Il se fraya un chemin à contre-courant, vers le labyrinthe de couloirs partant du vestibule.
Un hurlement retentit. Quelqu’un l’avait reconnu. Des coups de feu en succession rapide, mal ajustés, des corps brûlés, noircis. Pellig s’écarta et se remit à tourner, sans ralentir.
— L’assassin est dans le vestibule central ! rugirent les voix mécaniques. Concentrez les forces sur le vestibule central !
— Le voilà ! cria un homme. (D’autres voix reprirent :) Le voilà, c’est lui !
La première escouade militaire atterrissait sur le toit. Des soldats en uniformes verts se répandirent dans les escaliers et s’engouffrèrent dans les ascenseurs. Des armes lourdes furent débarquées et acheminées jusqu’au sol par les ascenseurs ou par l’extérieur à l’aide de grappins.
Reese Verrick se détourna un moment de l’écran et dit à Eleanor Stevens :
— Ils engagent des non-TP. Est-ce que cela signifie…
— Cela signifie que le Corps est hors de service, répondit Eleanor. Ils sont éliminés. Finis.
— Ils vont donc traquer Pellig visuellement, ce qui diminue la valeur de notre stratagème.
— L’assassin est dans le vestibule ! hurlaient toujours les voix mécaniques au-dessus de la mêlée.
De lourdes armes MacMillan roulaient le long des couloirs, hérissées de canons brillants. Des soldats projetaient des réseaux de câble plastique en travers des ouvertures. D’autres poussaient la foule inquiète et agitée des fonctionnaires vers la sortie. À l’extérieur, des hommes armés formaient un cercle d’acier autour du bâtiment. Toutes les personnes sortant du Directoire étaient examinées une à une avant d’être rendues à la liberté.
Mais Pellig ne sortait pas. Une fois, il recula d’un pas – et le bouton rouge bondit, lui donnant un autre esprit.
L’opérateur suivant était enthousiaste et prêt à tout. Il avait déjà élaboré une stratégie avant d’entrer dans le corps synthétique. Il sprinta dans un couloir latéral au moment où un lourd canon MacMillan allait lui boucher le passage, et parvint à se faufiler in extremis. Derrière lui, le MacMillan opposait sa formidable muraille d’acier à ses poursuivants.
— L’assassin a quitté le vestibule ! glapirent les voix mécaniques. Ôtez ce MacMillan qui obstrue le passage !
Le canon fut rapidement propulsé hors de là et mis en réserve. Des soldats suivirent le chemin que Pellig avait emprunté – couloirs déserts, vides de bureaucrates, passages baignant dans une lumière jaune et résonnant d’échos lointains.
Pellig se tailla un chemin à travers un mur et pénétra dans le grand salon. L’endroit était silencieux et désert. Il n’y avait là que des fauteuils, des tables couvertes de bandes audio et vidéo, des tapis… Personne.
Devant son écran, Benteley sursauta. Il venait de reconnaître le salon où il avait attendu Verrick.
Le corps synthétique allait droit devant lui, de bureau en bureau, détruisant tout ce qui se trouvait sur son chemin sans émotion visible. Une fois, il traversa un bureau où des employés étaient encore au travail. Hommes et femmes, terrifiés, cherchèrent à s’enfuir en hurlant, abandonnant tout sur leurs tables de travail. Pellig ne tint aucun compte d’eux et continua d’avancer, ses pieds touchant à peine le sol. En passant un des postes de contrôle, il parut s’élever et traverser les airs, Mercure au visage pâle, aux cheveux humides.
Le dernier bureau passé, Pellig émergea devant l’immense réservoir hermétiquement clos qui constituait la forteresse intérieure du Meneur de Jeu. Il eut un mouvement de recul en voyant que son pistolet-de-pouce irradiait vainement l’épaisse surface de rexeroïd. Pellig hésita, momentanément pris au dépourvu.
— L’assassin est dans le bureau intérieur ! clamèrent les voix métalliques tout autour de lui, dans les couloirs et les bureaux. Cernez-le ! Détruisez-le !
Pellig courait en rond, incertain de la direction à prendre – et un nouveau transfert eut lieu.
Le nouvel opérateur tituba, s’écrasa contre un meuble, releva prestement le corps synthétique, puis se tailla systématiquement un chemin sur le pourtour de l’abri de rexeroïd.
Dans son bureau, Verrick se frottait les mains avec satisfaction :
— Il n’y en a plus pour longtemps. Est-ce Moore qui opère ?
— Non, dit Eleanor en consultant le tableau indicateur. C’est un de ses adjoints.
Le corps émit un sifflement supersonique. Une section de la paroi s’effaça, révélant le passage secret. Le corps s’y engagea sans hésiter un instant.
Sous ses pieds, des capsules de gaz éclataient inutilement : le corps ne respirait pas.
Verrick riait comme un enfant :
— Vous voyez ? Ils ne peuvent rien contre lui. Il est entré ! (Il se mit à sauter en frappant dans ses mains.) Et maintenant, il va le tuer ! Il va le tuer !
Mais l’abri de rexeroïd, la massive forteresse intérieure avec son arsenal et son équipement ipvic, était vide.
Verrick lâcha un juron d’une voix aiguë :
— Il n’est pas là ! Il est parti ! (Son visage massif se tordait de frustration.) Ils ont évacué ce salaud !
Devant son écran personnel, Herb Moore, complètement consterné, maniait convulsivement les boutons de contrôle. Clignotants, cadrans, indicateurs divers défilaient sur l’écran. Pendant ce temps, le corps de Pellig, un pied dans le bureau désert, s’était figé dans une immobilité totale. Devant lui, il y avait le massif bureau devant lequel Cartwright aurait dû être assis. Il ne restait que les dossiers, les appareils, les écrans, les mécanismes divers. Cartwright n’était plus là.
— Qu’il continue à chercher ! hurlait Verrick. Cartwright doit se cacher quelque part !
La voix grinçante de Verrick parvenait à Moore par l’audio-phone. Son esprit travaillait rapidement. Sur l’écran, les techniciens avaient rétabli une activité incertaine dans le corps. Le schéma aussi indiquait Pellig en position centrale, au cœur même du Directoire : l’assassin était arrivé au but, mais sa proie n’était pas là.
— C’était un piège ! hurlait Verrick à l’oreille de Moore. Un appât ! Et maintenant, ils vont le détruire !
De tous les côtés, armes et troupes convergeaient vers la forteresse en ruine : toutes les immenses ressources du Directoire obéissant aux ordres de Shaeffer.
— L’assassin est dans le cube intérieur ! hurlaient triomphalement les voix. Cernez-le ! Tuez-le !
— Coincez l’assassin !
— Abattez-le et écrasez-le !
Eleanor se pencha par-dessus les larges épaules légèrement voûtées de Verrick :
— Ils l’ont délibérément laissé entrer. Regardez… ils arrivent.
— Qu’il bouge, pour l’amour de Dieu ! hurla Verrick. S’il reste planté là, ils vont le mettre en pièces !
Par le passage que Pellig s’était creusé apparaissaient déjà les bouches béantes des canons. Lentement, l’équipement lourd MacMillan s’organisait en un instrument de mort ; il prenait son temps : rien ne pressait.
Pellig sombrait dans la confusion. Il courut hors du cube, se précipita en aveugle vers une porte, puis vers une autre, comme un animal traqué. Il s’arrêta un instant pour détruire un canon MacMillan qui s’était trop approché, puis passa sur ses débris fumants. Mais au delà, le couloir était empli de soldats et d’armes. Il fit volte-face.
— Ils ont emmené Cartwright loin de Batavia, dit sèchement Herb Moore à Verrick.
— Cherchez-le.
— Il n’est pas là. Nous perdons notre temps. (Moore réfléchit un instant.) Transférez-moi l’analyse des mouvements de vaisseaux au départ de Batavia. Surtout ceux de l’heure écoulée.
— Mais…
— Nous savons qu’il y était encore il y a une heure. Vite !
Le métalfoil glissa d’une fente, à portée de main de Moore.
Il le parcourut rapidement.
— Il est sur la Lune, dit-il. Ils l’y ont emmené dans leur fusée C+.
— Vous n’en savez rien, rétorqua rageusement Verrick. Il est peut-être dans un abri souterrain.
Moore ne l’écoutait même pas. Il abaissa violemment un interrupteur. Son corps s’affaissa, inerte, contre l’anneau protecteur.
Sur son écran, Ted Benteley vit le corps de Pellig sursauter puis se raidir. Un tremblement l’agita et ses traits s’altérèrent insensiblement. Un nouvel opérateur était entré en jeu.
Le nouvel occupant du corps ne perdit pas de temps. Il incinéra une poignée de soldats, puis découpa une section du mur. Fondus ensemble, l’acier et le plastique exhalaient une âcre fumée. Le corps synthétique sortit par la brèche, touchant à peine le sol puis, le visage vide, devint un projectile décrivant une trajectoire ascendante. Un instant plus tard, il émergea du bâtiment, prit rapidement de la vitesse et plongea vers le disque pâle de la Lune suspendu dans un ciel encore clair.
La Terre diminua rapidement derrière Pellig. Il était en plein espace.
Hypnotisé, Benteley ne pouvait détacher les yeux de l’écran. Soudain, tout s’éclaircit. En regardant le corps traverser l’espace de plus en plus sombre et constellé d’étoiles, il comprit ce qui lui était arrivé, l’autre soir. Non, – ce n’avait pas été un rêve. Le corps était un vaisseau miniature, élaboré dans les laboratoires de Moore. Il comprit aussi, avec admiration, que le corps pouvait se passer d’air et qu’il était insensible aux températures extrêmes. Il était capable d’effectuer des vols interplanétaires.
Peter Wakeman reçut l’appel de Shaeffer par ipvic, quelques secondes seulement après que Pellig eut quitté la terre.
— Il est parti, murmura Shaeffer. Comme un météore, dans l’espace.
— Dans quelle direction ? demanda Wakeman.
— Vers la Lune. (Le visage déjà blême de Shaeffer parut se dissoudre.) Nous avons abandonné. J’ai fait venir la troupe. Le Corps ne pouvait plus rien faire.
— Je peux donc m’attendre à son arrivée n’importe quand ?
— N’importe quand, confirma Shaeffer avec lassitude. Il est en route. Il arrive.
Wakeman coupa la communication et retourna à ses enregistrements et à ses rapports. Son bureau était un véritable chaos : couvert de mégots, de tasses de café, sans compter la bouteille de scotch, pas encore vide. Le doute n’était plus possible : Keith Pellig n’était pas un être humain. Un robot, évidemment, combiné avec un réacteur rapide, dessiné dans les laboratoires expérimentaux de Moore. Mais cela n’expliquait pas les changements de personnalité qui avaient démoralisé le Corps des TP… À moins que…
Un esprit multiple qui allait et venait. Pellig était une personnalité fragmentée, composée d’éléments indépendants, chacun possédant ses désirs particuliers, ses caractéristiques propres, sa stratégie. Shaeffer avait bien fait d’appeler à la rescousse des troupes normales de non-télépathes.
Wakeman alluma une cigarette et fit tournoyer son porte-bonheur qui finit par tomber sur les enregistrements empilés sur sa table de travail. Si seulement il avait quelques jours pour prévoir toutes les implications de la nouvelle situation, pour élaborer une stratégie… Brusquement, il se leva et se dirigea vers la réserve de matériel.
« Voici la situation, pensa-t-il à l’adresse des membres du Corps éparpillés à tous les niveaux de la station. L’assassin a survécu à notre réseau de Batavia et se dirige vers la Lune. »
Son annonce provoqua l’horreur et la consternation. Dans la piscine et sur les ponts-promenade, dans les chambres et les salons, tous se redressèrent, prêts à agir.
« Tous les membres du Corps doivent revêtir une combinaison Farley, continua à penser Wakeman. Cela n’a pas marché à Batavia, mais je veux établir ici un réseau improvisé. L’assassin doit être intercepté en dehors du ballon.
Il leur communiqua ce qu’il avait appris sur Pellig, et ce qu’il supposait sur sa véritable nature. « Un robot ? »
« Un être synthétique à personnalité multiple ? » « Alors, nous ne pouvons pas utiliser le contact mental. Il faudra s’en tenir à l’apparence visuelle. »
« Pas nécessairement, pensa Wakeman, tout en bouclant sa combinaison Farley. Vous pouvez capter ses pensées meurtrières, mais ne vous attendez pas à une continuité. Le processus mental peut s’interrompre à l’improviste. Soyez prêts à supporter le choc : c’est cela qui a détruit le Corps à Batavia. » « Chaque élément séparé apporte-t-il une nouvelle stratégie ? » « Apparemment. »
Cette réponse suscita un étonnement admiratif : « Fantastique ! »
« Trouvez-le, pensa Wakeman avec acharnement, et tuez-le sur-le-champ. Dès que vous capterez la pensée du meurtre, réduisez-le en cendres. N’attendez pas qu’il agisse le premier. » Wakeman prit une dernière lampée de scotch provenant de la réserve particulière de Reese Verrick, puis ferma le casque et connecta les conduits d’alimentation. Il empoigna un éclateur et courut vers un des sphincters de sortie.
La vision de l’étendue nue et aride lui donna un choc. Il essaya de s’adapter à cet infini de matière morte, tout en réglant maladroitement les contrôles d’humidité et de gravité.
La Lune était une vaste plaine parsemée de cratères désolés, ravagée par les météores qui avaient détruit toute vie. Pas le moindre signe de vie. Nul souffle de vent ne venait soulever la poussière. Partout, les mêmes amas de débris anarchiques, la même étendue vérolée, les mêmes falaises et fissures froides et blanches comme des ossements. Le visage de la Lune était desséché et craquelé. La peau et la chair avaient été détachées par des millénaires d’impitoyable érosion. Il ne restait que les os du crâne, les orbites vides et l’orifice béant de la bouche. Wakeman avança précautionneusement, foulant aux pieds l’architecture de cette tête de mort.
Derrière lui, la station luisait de tous ses feux, ballon lumineux, confortable et chaleureux.
Tandis que Wakeman traversait d’un pas rapide le paysage désertique, une poussée jubilante et désordonnée jaillit dans son cerveau :
« Peter ! Je l’ai repéré ! Il vient d’atterrir à cinq cents mètres de moi ! »
Wakeman se mit à courir maladroitement sur le sol rocailleux, une main sur son éclateur.
« Ne le perdez pas ! pensa-t-il en réponse. Et empêchez-le d’approcher du ballon. »
Le TP était à la fois excité et incrédule :
« Il a atterri comme un météore. J’étais déjà à un mille du ballon lorsque vous avez donné l’ordre. J’ai vu un éclair et je me suis approché pour voir ce que c’était. »
« À quelle distance êtes-vous du ballon ? »
« À environ trois milles. »
Trois milles. Pellig était à trois milles de sa proie. Wakeman mit sa gravité au minimum et s’élança en avant comme un fou. Des bonds prodigieux le rapprochèrent du TP qui avait vu Pellig. Derrière lui, le ballon illuminé s’estompa et disparut. Essoufflé, haletant, Wakeman fonçait vers l’assassin.
Il se prit le pied dans une fissure et tomba tête la première. Tandis qu’il se relevait, le sifflement rageur de l’air qui s’échappait retentit à ses oreilles. D’une main, il sortit la trousse de réparations d’urgence ; de l’autre, il chercha son arme. Elle avait disparu. Elle était tombée quelque part entre les débris chaotiques.
L’air fuyait rapidement. Il oublia son arme et concentra toute son attention sur la déchirure de sa combinaison Farley. L’enduit plastique durcit instantanément et le sifflement terrifiant cessa. Ensuite, il se mit à fouiller frénétiquement le sol friable. Une nouvelle série de pensées surexcitées l’atteignit.
« Il avance vers le ballon ! Il a localisé la station. »
Wakeman poussa un juron et bondit en avant. Une arête rocheuse lui barrait le chemin ; il la monta à la course et se laissa dévaler de l’autre côté. Il se retrouva dans un vaste amphithéâtre parsemé de cratères – des plaies béantes et hideuses dans la tête de mort. Les pensées du TP lui parvenaient avec force et netteté maintenant. Il ne devait plus être loin.
Alors, pour la première fois, Wakeman capta les pensées de l’assassin.
Il se figea sur place.
« Ce n’est pas Pellig ! émit-il, affolé. C’est Herb Moore ! »
L’esprit de Moore bouillonnait d’une inlassable activité. Ne sachant pas qu’on le captait, il avait abaissé ses défenses. Ses pensées enthousiastes et dynamiques s’écoulaient en un flot torrentiel qui s’enfla démesurément au moment où il aperçut le ballon lumineux qui abritait la station du Directoire.
Immobile, Wakeman se concentrait sur le courant d’énergie mentale qui venait battre contre son esprit, lui révélant tout ce qu’il ignorait jusqu’alors, tous les fragments d’information qui lui manquaient.
Pellig était composé de divers esprits humains ; en lui alternaient diverses personnalités reliées à un complexe mécanisme les distribuant au hasard, sans aucun plan initial, en une succession imprévisible. Minimax, indétermination, théorie du jeu…
C’était un mensonge.
Wakeman eut un sursaut de surprise. Sous l’épaisse couche de théories Minimax se cachait un syndrome submarginal de haine, de désir, de peur dévorante : jalousie envers Benteley, peur panique de la mort, machinations compliquées, besoin irrésistible orienté vers un but et se manifestant sous la forme d’une ambition destructrice. Moore ne s’appartenait pas ; il était dominé par une insatisfaction torturante. Et cette insatisfaction l’amenait à créer un sombre tissu de stratagèmes impitoyables.
Le mécanisme distribuant les opérateurs de Pellig n’obéissait pas au hasard. Moore le contrôlait entièrement. À tout moment, il pouvait changer l’opérateur, créant des combinaisons selon son bon plaisir. Il était libre de s’y engager lui-même et d’en sortir au moment voulu. Et…
Brusquement, les pensées de Moore convergèrent. Il avait aperçu le TP qui le suivait. Le corps fusa en hauteur, s’équilibra et projeta un fin rayon d’énergie létale sur le télépathe cherchant en vain à fuir.
L’esprit de l’homme hurla une fois, puis son être physique se désintégra en un tas de cendres. L’instant vertigineux de la mort d’un TP submergea Wakeman. Il sentit la lutte opiniâtre et futile de l’esprit tentant de maintenir sa cohésion, de conserver la conscience de sa personnalité après la disparition de son corps.
« Peter… »
Comme un liquide volatil, l’esprit du TP luttait vainement contre son inexorable dispersion. Ses pensées faiblirent, s’évanouirent.
« Oh ! Dieu… »
Sa conscience, son être, se fragmenta en particules d’énergie libérée et anarchique. Son esprit cessa d’être une unité. La Gestalt qui avait été un homme se relâcha – et ce fut la mort.
Wakeman maudit l’arme qu’il avait perdue. Il se maudit lui-même, ainsi que Cartwright et tous les habitants du système. Il se jeta derrière un gros rocher, caché à la vue de Pellig qui avançait par bonds sur la surface morte de la Lune. Pellig regarda autour de lui, parut satisfait, puis repartit prudemment en direction du ballon lumineux, à trois milles de là.
« Attrapez-le ! pensait désespérément Wakeman. Il est presque à la station ! »
Il n’y eut pas de réponse. Aucun autre membre du Corps n’était suffisamment près pour intercepter et relayer sa pensée. La mort du plus proche TP avait suffi pour rendre inefficace le réseau improvisé. Pellig avançait calmement dans une brèche qui n’était plus défendue.
Wakeman se leva d’un bond. Il souleva un énorme rocher à la hauteur de ses hanches et avança en chancelant jusqu’à la crête de l’éminence sur laquelle il se trouvait. Au-dessous de lui, Pellig avançait, calme, souriant presque. Il lui apparut comme un homme jeune de caractère aimable, aux cheveux couleur de paille. Aidé par la faible gravité, Wakeman parvint à soulever le rocher au-dessus de sa tête. Dans un suprême effort, il le projeta vers le synthétique.
Pellig eut un regard de surprise en voyant le roc dévaler vers lui. D’un saut agile, il évita de plusieurs mètres la trajectoire du projectile. Une poussée de peur et de surprise surgit de son esprit. Il trébucha, leva son pistolet-de-pouce sur Wakeman…
Et Herb Moore se retira.
Le corps de Pellig s’altéra insensiblement. Le sang de Wakeman se figea à la vue de cet étrange phénomène. Là, sur la surface désolée de la Lune, un homme se transformait sous ses yeux. Les traits se détendirent, se brouillèrent, puis se refermèrent… Il n’était plus le même. Ce n’était plus le même visage… parce que ce n’était plus le même homme. Moore avait cédé la place à un nouvel opérateur. Une personnalité différente transparaissait dans le regard des yeux bleus et pâles.
Le nouvel opérateur hésita. Il lutta brièvement pour reprendre le contrôle du corps, puis se redressa finalement, tandis que le rocher continuait sa course inutile. Wakeman, tout en essayant de soulever un autre rocher, reçut un mélange de pensées surprises et confuses.
« Wakeman ! disaient les pensées de l’opérateur. Peter Wakeman ! »
Wakeman lâcha le rocher et se redressa. Le nouvel opérateur l’avait reconnu, et sa pensée lui était familière. Wakeman la sonda profondément. Il eut d’abord du mal à reconnaître la personnalité. Elle lui était familière, certes, mais obscurcie par la gravité de la situation. Elle était recouverte de méfiance, de peur et d’antagonisme. Mais il la connaissait. Aucun doute n’était possible.
C’était Ted Benteley.